L'Empire, ce n'est pas que Napoléon Ier.
Et qu'importe qu'on y adhère ou pas,
c'est un tournant de l'histoire à garder en mémoire.
Nous avons donc choisi pour cette deuxième édition
de nous pencher sur le Second Empire,
celui de Napoléon III, neveu du premier.
Rares sont les films qui ont traité cette période,
pourtant très intéressante - comme chacune -
d'un point de vue choc des cultures,
de l'évolution des différentes sociétés,
de chaque côté de l'océan.
En 1954, Robert Aldrich, encore jeune cinéaste,
s'empare d'un événement charnière
pour s'affranchir des codes du western,
genre identitaire depuis 1920 du cinéma hollywoodien.
"Vera Cruz" est un film politique,
même s'il n'a pas été perçu comme tel,
traitant de bouleversements historiques simultanés
étrangement coïncidents:
la guerre civile au Mexique,
l'expansion de l'Empire européen,
les liens manipulés entre la France, L'Allemagne,
l'Angleterre, l'Autriche-Hongrie,
l'Espagne et le continent américain.
Il a été réalisé envers et contre
le Maccarthysme, sans officiellement l'afficher,
avec le soutien incontestable du Mexique,
terre d'asile des opinions pourchassées
par les Etats-Unis.
Laurent Le Forestier,
professeur de cinéma à Lausanne,
nous a permis d'entrer dans ce film
avec un regard averti,
après une présentation succincte mais riche,
et d'en revenir prêts à être éclairés sur:
-le contexte historique
-le contexte cinématographique
-le western classique et ses codes,
mués vers ceux d'un nouveau type,
dont Sergio Leone et
d'autres cinéastes du western spaghetti
feront leur nouvelle grammaire.
Vera Cruz, un convoi de bas-instincts:
La guerre de Sécession finie, certains soldats
démobilisés et sans attache partent
à l'aventure au Mexique
où se déroule une guerre civile.
Elle oppose les partisans de Benito Juárez
à ceux de l'empereur Maximilien,
imposé par Napoléon III.
Chacun des deux camps
recrute à tour de bras pour étoffer ses troupes.
Benjamin Trane, ancien colonel sudiste,
ainsi que Joe Erin et sa bande de brigands,
sont sollicités par les deux camps.
Le marquis Henri de Labordère, lié à Maximilien,
propose aux deux hommes une mission dangereuse :
escorter le carrosse de la comtesse Marie Duvarre
qui se rend à Vera Cruz.
Ils ne tardent pas à soupçonner des raisons
plus impérieuses à ce voyage et chacun va jouer
de ruse, de traitrise et d'amoralité
pour s'approprier la fortune prise au Mexique
que transporte en réalité le carrosse.
Avec
Burt Lancaster (Joe Erin)
Gary Cooper (Benjamin Trane)
Denise Darcel (la comtesse Marie Duvarre)
Sara Montiel (Nina)
George Macready (l’empereur Maximilien)
Morris Ankrum (Général Ramirez)
Ernest Borgnine (Donnegan)
Charles Bronson (Pittsburgh)
Henry Brandon (Capitaine Danette)
Contexte historique : 1866
La Guerre de Sécession vient de se terminer,
laissant les sudistes vaincus.
Le Mexique est très endetté envers l'Espagne,
l'Angleterre, La France. L'Empereur Napoléon III
envoie alors Maximilien de Habsbourg,
archiduc autrichien, récupérer son dû.
Il lui promet un trône au Mexique,
alors sous le gouvernement de Benito Juárez.
Il espère ainsi avoir un contrôle sur le Panama
et faire contrepoint à la puissance américaine.
Mais l'intervention ne se passe pas bien.
Il est donc décidé qu'une diligence sera apprêtée
pour ramener la comtesse, et surtout le trésor.
Tout le scénario du film était là!
Contexte cinématographique: 1954
En 1954, Robert Aldrich est un jeune cinéaste
qui n'a réalisé que 2 ou 3 films.
Il vient d'une grande famille américaine
qu'il a quittée pour l'université,
et surtout pour divergence d'idéaux.
Très vite, il devient assistant à la mise en scène
pour la télévision.
C'est ainsi que Burt Lancaster le découvre.
Celui-ci monte sa maison de production
avec Harold Hecht, et James Hill.
Il tourne le film Apaches (Bronco Apache) en 1954.
Avant même d'en avoir commencé le tournage,
Lancaster propose à Robert Aldrich
la réalisation de Vera Cruz.
Le tournage au Mexique
Le film a entièrement été tourné au Mexique,
avec toute la bienveillance
du gouvernement mexicain.
Il faut dire que beaucoup d'américains (de gauche)
sont surveillés par le maccarthysme
qui sévit aux Etats-Unis.
C'est le cas de Lancaster et Aldrich,
et même de Gary Cooper, qui reste prudent
dans ses déclarations:
il n'aurait jamais accepté de scénario
défendant des idées communistes,
soutenait-il,
comme il maintenait ne pas se souvenir
de titres à révéler
qui auraient pu dénoncer certains auteurs...
Vers un nouveau western
Les années 1920, premier âge d'or du western, marquent la codification du genre.
Il visait alors essentiellement à légitimer
l'histoire américaine, la conquête de l'Amérique.
Les autochtones? Des sauvages qu'il fallait dominer
pour pouvoir s'installer sur ces terres
qui promettaient un nouveau départ!
Robert Aldrich se retrouva dans son élément
avec le scénario écrit par R. Kibbee et J. R. Webb,
d'après la nouvelle, Vera Cruz, de Borden Chase.
Il allait renverser tous les codes.
Ne serait-ce que dans la liberté prise
au niveau de la méthode de travail:
"On terminait le script cinq minutes avant d’aller filmer :
on s’asseyait autour d’une table pour construire chaque scène
et puis on la tournait telle qu’elle venait d’être écrite."
De nouveaux codes:
- La caméra subjective: un usage moindre, pour un autre message
Le western classique usait entre autresde la caméra subjective.
L'idée était que le spectateur se projette
dans la peau du héros américain,
s'identifiant ainsi à un conquérant,
vainqueur et fier de pouvoir
amener la bonne parole aux indigènes,
et d'apporter le modernisme et les avantages
de la civilisation dont les européens étaient détenteurs.
Les personnages avaient des valeurs morales fortes,
qui devaient conforter celles des spectateurs.
Le scénario suivait un schéma réglé
comme du papier à musique,
tout comme la mise en scène et le ton des films.
La violence était présente, mais toujours légitimée.
A contrario, dans Vera Cruz,
on ne trouve que deux ou trois fois
l'usage de la caméra subjective.
Non pour donner envie au spectateur de s'identifier à un modèle,
mais plutôt pour le mettre en situation d'inconfort, de culpabilité.
Chaque fois qu'un Mexicain est tué avec cruauté,
la prise de vue nous place face à l'horreur:
-lorsque le Juáriste entre dans le carrosse,
il est tué sans pitié par la comtesse,
en plan fixe bien de face;
-lorsqu'un autre Mexicain est éventré par un lancier,
on enchaîne aussitôt sur Nina,
nous associant ainsi à son impuissance terrifiée...
- Héros/Anti-Héros: une nouvelle façon de concevoir les personnages principaux
Dans Vera Cruz, On n'est jamais dans une violence légitimée. Comment s'identifier à ces êtres sans âmes?
Les enfants mexicains sont pris en otages dès la deuxième séquence.
Et rien ne laisse croire que... "c'est du bluff".
De Joe Erin, bandit de grand chemin sans foi ni loi
à Ben Trane, sudiste déchu et prêt à tout
pour retrouver aventure et prouver sa valeur,
en passant par les généraux de tous bords,
c'est une véritable galerie de personnages
cyniques, égoïstes, intéressés, cruels,
avides et sans vergogne que met en scène Robert Aldrich.
Burt Lancaster affiche un sourire carnassier ineffaçable,
mais séducteur aussi.
Gary Cooper, un silence de hyène,
une assurance flegmatique.
Il est pourtant montré dès le départ
comme capable de sensibilité
(gros plan sur sa main prenant le sabot de son cheval blessé).
Mais il peut aussi tuer de sang froid, et sans vraiment de raison.
Les bandits de Erin sont des brutes épaisses, grossiers et amoraux.
Les femmes ne sont pas en reste: la comtesse Marie Duvarre,
triche et ment à tour de bras et de séduction,
tue sans scrupule le Juáriste qui monte dans son carrosse,
ajuste sa stratégie toujours en sa propre faveur;
Nina, quant à elle, vole et ment aussi.
Elle a le mérite d'être mexicaine,
et reste fidèle à ses convictions, à la cause juáriste.
Ces personnages, sans éthique, sans humanité,
s'opposent au modèle de moralité à suivre que prônaient
les réalisateurs du western classique.
Ils s'opposent aussi au peuple mexicain.
Peuple qui se dresse comme un seul homme
pour encercler les "envahisseurs",
qui prend les armes, certes, mais pour défendre une cause,
et non pour s'attribuer richesse et puissance à titre personnel.
- Des personnages inhumains, et pourtant surhumains.
Les personnages principaux sont d'excellents tireurs, la compétition est rude.
Ils ont des qualités d'habileté quasi surhumaines...
qu'ils utilisent à des fins voraces et cupides.
Aucune noblesse d'âme, aucune élégance.
Et si jamais l'un glisse en ce sens,
sa faiblesse est pointée du doigt.
Ben aime trop les humains au goût de Joe, qui le dédouane de ce travers
après qu'il a tué sans raison valable.
En dévorant la viande à mains nues,
Joe se fait moquer par les français et les autrichiens.
Ben le concède, mais retourne l'insulte,
avec finesse, contre les offenseurs.
Ni tout blancs, ni tout noirs,
ces héros ne sont certes pas des modèles.
Ce qui élève le niveau du western
à celui de film d'aventures et de film noir.
Adieu la morale, les spectateurs
ne sont plus pris pour des brebis.
Les Mexicains sont les seuls à se battre
pour une cause, et non par convoitise.
Cette façon nouvelle de traiter les personnages est très politique.
Pourtant, comme si de rien n'était,
nul n'a été inquiété sur le tournage.
guerre civile du Mexique,
présence de forces armées étrangères...
Le terrain est miné.
On ne peut s'attendre à de la légèreté et de l'humour.
Cependant, Robert Aldrich malmène le spectateur en jonglant avec ses émotions les plus extrêmes.
Car violence il y a . Une violence crue.
De la tentative de viol de Nina par Pittsburgh (Charles Bronson)
sous le regard pervers des bandits
à l'exécution sadique du Juáriste
par les lanciers français
("-Pourquoi ne pas le lapider?
-Il faut bien un peu de spectacle!"),
en passant par le coup fatal de Joe dans la gorge de son dernier acolyte
pour ne pas avoir à partager le trésor...
Même ce qui se pose comme relation amoureuse commence dans la violence.
C'est parce que Joe frappe Marie
qu'elle succombe à son charme!
Et il ne fait pas semblant!
Pas d'effusions de sang comme on en trouvait
dans le western classique, mais une violence gratuite
où le sang froid rivalise avec le plaisir.
A cela se mêle un humour véritablement impudent, des caractères effrontés et insolents,
un ton plein de vivacité et de légèreté
malgré la noirceur des personnages et du propos.
On rit
quand Joe est humilié par les généraux,
on rit encore plus
lorsque l'insulte se retourne contre eux.
On rit de les voir se moquer du savoir lire et écrire des Mexicains,
car ces balourds sont de suite raillés pour être eux-mêmes ignares.
L'humour, noir, est dans les dialogues,
("Vous devenez français!"),
les situations, les retournements.
Et il permet de supporter la violence sous-jacente.
- Robert Aldrich, un réalisateur audacieux
L’apport de Robert Aldrich est évidemment primordial dans cette entreprise de destruction
des codes du western classique.
Cette audace incroyable,
pour un réalisateur qui n’en est alors qu’à son quatrième film,
témoigne de l’esprit franc-tireur qui anime cet artiste hors norme.
On pourrait encore s'attarder
sur la construction circulaire
de la mise en scène
(Ben arrive seul, et repart seul),
ainsi que sur celle des images
(cercle des enfants , cercle des Mexicains,
cercles des roues de charriot, des mitraillettes...)
On pourrait s'étendre sur les jeux de symétrie,
(symétrie des couples, des individus en miroir),
sur les rapports américains-mexicains
(Les Mexicains dominent du haut de la montagne,
les Américains descendent de la montagne et ainsi de leur piédestal).
On pourrait s'étonner du sentiment d'anachronisme, assez extraordinaire, que provoque la coexistence
de sociétés aussi différentes que celles
des soldats de l'Empire avec sabres, et armures, des Américains avec fusils et pistolets, mitraillettes, jeans, chemises et chapeaux,
des Mexicains en vêtements de toile blanche, chapeaux de paille,
sans protection aucune, autre que leurs
fusils et couteaux).
On pourrait remarquer la présence
des pyramides aztèques qui semblent narguer les représentants de l'Empire et leurs colonnes.
On pourrait...
On pourrait...
Quelques scènes en illustration:
- Ben Trane tend la main pour soulager la douleur de son cheval; Joe Erin tend la main pour recevoir de l'argent:
l'un est sensible, l'autre est cupide.
- Le "couple" de Ben et Nina fait face à "celui" de Burt et Marie, le premier étant porté par la cause (revirement final comme une prise de conscience de Ben), le second par la rapacité.
- La scène de la réception et des repas des colons chics et guindés répond à la fête des Juáristes sur la place du marché.
On pourrait encore repérer des influences, passées ou à venir,
des images fordiennes, comme la scène après le premier guet-apens,
des rapports avec Sergio Leone,
dans la reprise de ces nouveaux codes,
le choix de certains acteurs (Charles Bronson en homme à l'harmonica;
Ernest Borgnine en éternel méchant)
ou d'autres réalisateurs comme Nicholas Ray (la présence de deux femmes dans Johnny Guitare) ou encore John Ford (le capitaine dans La Princesse du Désert).
Vera Cruz a été très bien accueilli en France.
A la croisée des chemins du western "historique" et du film noir,
il positionnait Robert Aldrich en l'un des jeunes cinéastes
les plus prometteurs
- Le Western a-t-il un avenir?
De nos jours, le western s'efface.
Quels enfants jouent encore aux cow-boys et aux indiens?
Les figurines du Far-West ont laissé place
aux personnages d'héroïque fantasy.
Les nostalgiques du genre sont à l'affût des Kevin Costner,
Quentin Tarantino et autres frères Cohen.
Mais ceux-ci s'adaptent aux préoccupations actuelles.
Les codes ont changé avec Aldrich puis le western spaghetti.
Ils changent encore pour s'adapter aux nouveaux spectateurs,
et aux nouvelles sociétés.
Le Western est-il mort, ou sera-t-il régulièrement renouvelé,
lui qui est né avec le cinéma, et reste le genre
le plus emblématique du cinéma américain?
Il demeure passeur d'une période historique importante,
sur laquelle nos regards continueront d'évoluer.
Nous avons eu plaisir à voir ou revoir
ce chef d'œuvre du cinéma hollywoodien.
Programmer un western au cœur d'un festival sur l'Empire
pouvait paraître surprenant, mais cela permettait
de l'inscrire dans un contexte international.
Il était fascinant de prendre conscience que
la coalition entre les peuples ne date pas d'hier,
et que ses moteurs les plus puissants ne sont pas souvent
alimentés par les meilleurs carburants.
Merci à Laurent Le Forestier d'avoir éclairé notre lecture.
Et merci au public d'avoir enrichi les échanges
de leur propres connaissances!