dimanche 23 mars 2025

Les Salauds dorment en paix, Akira Kurosawa, 1960- 20 mars 2025 - cinéma Le France -Thonon.

 Les Salauds dorment en paix, Akira Kurosawa, 1960



Dans le cadre de notre cycle " Vengeance ", c'est au cinéma japonais que nous avons le second film choisi est  " Les salauds dorment en paix'', d'Akira Kurosawa (auteur du spectaculaire Les Sept samouraïs).

Ce film nous offre l'histoire du fils d’un haut fonctionnaire parvenu à rentrer dans l’entreprise qui avait poussé son père au suicide avec la ferme intention de se venger. 
Sur fond de corruption, de marchés truqués et de détournements de fonds, on appréciera en plus du scénario, la somptuosité de la mise en scène, la précision du cadre et la composition quasi-picturale de ce réalisateur.



Après la séance!
Un échange avec le public est mené par Adèle Morerod, historienne de cinéma à Lausanne. Instructif et déclencheur de plusieurs interventions des spectateurs, il méritait d'être partagé. 

Le film commence par une cérémonie de mariage bien particulière puisqu'elle attire nombre de journalistes de presse à scandales. Le "menu" est présenté: ceux qui détiennent le pouvoir par l'argent peuvent-ils être réellement détrônés? Que cachent-ils derrière les fenêtres de leurs sociétés? Par quel jeu de massacre tiennent -ils les rênes du pouvoir? 
L'intrigue se déroule à la façon d'un film noir: noir et blanc contrasté, importance du traitement des personnages, enquête, suspense, thème de la trahison, issue sans espoir, etc. De nombreux éléments y font référence.



1. Contexte:

Kurosawa était un cinéaste très apprécié pour ses films en costumes. "Rashomon" (1950) obtint le Lion d'Or à la Mostra de Venise, ce qui permit au cinéma japonais de se faire connaître auprès des occidentaux. "Les 7 samouraïs" (1954) est aussi un immense succès. 
Pourtant le cinéaste (qui aurait eu 115 ans cette année!) regrettait d'être à l'origine de cette préférence. Il tenait à réaliser des films d'actualité et devint alors producteur indépendant afin d'échapper aux pressions des studios.

Le père d'Akira Kurosawa avait donné à ses enfants une éducation culturelle importante, donnant une place de choix à la culture occidentale. C'est ainsi qu'il leur ouvrit l'esprit sur peinture, théâtre et cinéma. 
Heigo, de quatre ans son aîné, veilla aussi à la "construction" de la personnalité de son jeune frère. A la suite du séisme de 1943, il lui fit parcourir les décombres de la capitale, ses quartiers les plus détruits, où gisaient encore les cadavres: Akira ne devait pas détourner son regard, afin d'apprendre à affronter ses peurs. Un rude apprentissage qui ne pouvait qu'influencer sa sensibilité, et préparait le cinéaste à certaines scènes clés de ses réalisations. 

Un travail des éclairages, des décors détruits par la guerre etc. est ainsi inspiré à la fois par des films comme "Laura" d'Otto Preminger (1944), "Assurance sur la mort" de Billy Wilder (1943), etc. et par ce regard cru sur la violence du monde.
Pour renforcer le caractère oppressant de ses films, Kurosawa a d'ailleurs essayé de les réaliser en Tohoscope, un procédé des studios Toho semblable au Cinémascope. Mais le film tourné alors n'a jamais été projeté. L'écran prévu était immense et on imagine aisément que l'ampoule nécessaire à la projection nécessitait une puissance trop importante.

"Les Salauds dorment en paix" n'a peut-être pas été beaucoup montré en Europe. Les années soixante marquent en effet la fin de l'âge d'or du cinéma japonais: Misogushi, Ozu meurent respectivement en 1956 et 1963 et emportent avec eux un langage qui leur appartenaient et identifiaient la culture japonaise. Le film de Kurosawa sort en 1960 dans un creux d'attrait occidental pour le cinéma de son pays.

2. Jeu des acteurs:

Parfois exagéré, disproportionné, donnant l'impression d'être surjoué, on pourrait se demander si c'est un jeu emprunté au théâtre, si c'est un style japonais. Effectivement, on retrouve dans le Tabuki et d'autres formes du théâtre japonais un jeu monocorde, interrompu par des sursauts. Mais la mise en scène d'Ozu, par exemple, ne suit pas ces codes. On ne peut donc pas dire qu'il s'agisse d'un style japonais. 

    Toshiro Mifune:
Acteur fétiche de Kurosawa, les deux hommes ont joué une dizaine de films ensemble. Cette longue collaboration artistique marque une grande connivence entre eux. Mifune incarne souvent des rôles très exubérants, et des personnages souvent grossiers et bourrus. Ici, il est beaucoup plus discret, ce qui est un exercice très intéressant pour l'acteur.

3. Shakespeare et Kurosawa:

Akira Kurosawa s'est inspiré plusieurs fois du théâtre de Shakespeare. Le Château de l'Araignée -Macbeth (1957), et Ran-Le Roi Lear (1985) sont parmi ses œuvres les plus fortes. Les Salauds Dorment En Paix-Hamlet(1960) ne rencontre pas le même succès international. 
"Kurosawa et Shakespeare, ce n’est pas seulement l’histoire d’une rencontre par-delà les siècles, c’est la fusion de deux univers, de deux modes de pensée, de deux modes d’écriture : Le Château de l’araignée et Ran font partie des adaptations les plus abouties de pièces de théâtre, pleinement cinématographiques, tout en étant dans la ligne de la tradition théâtrale. Kurosawa n’imite pas, il transfigure, tout comme Shakespeare ne prétend pas imiter la nature ou les êtres : en son temps, il n’y avait pas de décors ou de machines extravagantes. L’un comme l’autre, le cinéaste japonais comme le dramaturge anglais, ont su donner à voir de la pensée et de l’imaginaire." (Romain Estorc, Critikat, 22 juin 2010).

"Les Salauds Dorment en Paix" est un film qui évolue dans un milieu masculin. Certes, en 1960, la place des femmes n'est pas dans le monde des entreprises. Ni vraiment ailleurs qu'à la maison.
Pourtant, comme Nishi, Hamlet est un fils vengeur. Et la femme représente la justice, indépendamment de tous les personnages. C'est par elle que Nishi prend en considération ceux qui l'entourent. de son côté, elle ne peut pas faire abstraction de son lien avec son père malgré la découverte de sa responsabilité dans le suicide du père de Nishi. Et lui-même ne peut pas ignorer son amour pour elle alors qu'il l'avait épousée par calcul.

4. Décors:
 Les décombres de l'ancienne usine de munitions où Nishi et Itakura avaient été mobilisés et où ils détiennent Moriyama afin de lui extorquer des informations sont sans doute à l'image de celles que le frère d'Akira lui a fait parcourir enfant. Les choisir n'est pas sans intention.
 Au fur et à mesure du déroulement de l'histoire, les portes sont de plus en plus épaisses: simples panneaux, portes de bois, de métal, elles sont de plus en plus difficiles à franchir. Elles sont des murs, comme celui sur lequel sont assis Nishi et Yoshiko, sa femme: chacun assis d'un côté du muret, leur amour est séparé par une frontière... mais tout bascule en quelques secondes à la fin de la séquence. 

5. Lumières:
 La mise en scène prend en charge les personnages: ce sont eux qui éclairent (lampe de poche) et observent (caméras des journalistes). Elle met à contribution les spectateurs, le fait entrer dans l'histoire.

6. Musique:

On remarque que la musique est souvent très occidentale (scène de la cérémonie de mariage notamment, avec la Marche Nuptiale de Mendelssohn, celle de Wagner, etc.).
Il faut se souvenir de l'occupation du Japon par les Etats-Unis après-guerre. Ce qui n'a pas été sans conséquence. 
Le Japon a une grande capacité à s'inspirer de ce qui vient de l'Occident: Ozu et Mizogushi ont beaucoup regardé les films de Fritz Lang notamment. L'éducation de Kurosawa par son père, rappelons-le, l'y avait amplement sensibilisé. Ainsi le personnage de Nishi sifflotant constamment la même mélodie rappelle irrésistiblement "M Le Maudit" de Lang (1931).

7. Fin du film et pérennité:
Le film se termine de façon abrupte, comme à l'époque. Sa durée longue et son rythme assez lent, bousculé à la fin du drame est assez caractéristique de Kurosawa, mais pas du cinéma japonais.
S'il n'a pas rencontré le succès attendu à sa sortie, "Les Salauds Dorment en Paix" reste une des œuvres les plus sombres de Kurosawa et un sujet d'étude récurrent. Son scénario intelligent, sa critique cinglante du monde des affaires et des élites corrompues, sa mise en scène percutante visuellement et son exploration des conflits internes et sociaux dans une société gangrénée par la trahison et la quête de pouvoir, résonnent malheureusement trop souvent avec l'actualité du moment.

"La vengeance est un plat qui se mange froid", 
proverbe ô combien illustré ici par Kurosawa!



2 commentaires:

  1. Ah oui une belle surprise et l'intervention de votre invitée a donné encore plus d'intérêt au film. Un super choix, risqué et inattendu. Merci à toute l'équipe.

    RépondreSupprimer
  2. Merci beaucoup pour ce résumé de soirée, agrémenté d'ajouts documentés. J'ai passé une excellente soirée à regarder ce film un peu surprise pour moi et j'en ai appris beaucoup plus sur le cinéma japonais et Akira Kurosawa en particulier : merci à Adèle, notre intervenante !

    RépondreSupprimer