C'est enfin la rentrée officielle pour notre ciné-club et pour cela nous débutons un nouveau cycle : " Animation ".
Différents animés vous seront ainsi proposés au cours des prochains mois. Mais attention, "animé" ne signifie pas automatiquement "tout public". Certaines séances ne seront pas accessibles aux jeunes spectateurs, et seront même déconseillées aux personnes sensibles. Nous vous invitons à vous joindre à nous en public averti.
En projection d'ouverture, un film autobiographique: " Valse avec Bachir " d'Ari Folman, scénariste et réalisateur israélien.
Reconnu comme un chef d'œuvre à l'échelle mondiale, il doit être vu en connaissance de cause. En tant que témoignage. Pour son audace, sa réalité, son message. Pour son travail plastique aussi, on ne choisit pas l'animation par hasard: elle permet un certain langage.
C'est un film fort, sur la guerre du Liban et les traumatismes engendrés par cette tragédie chez des soldats israéliens. On ne ressort pas indemne d'un conflit d'une telle violence quelque soit la place qu'on y occupait.
Un film que l'on pourrait qualifier d'essentiel dans le contexte actuel.
La guerre, la "valse" entre cauchemars et réalité, et le retour aux images du réel peuvent être très perturbants. Rappelons que l'âge légal et conseillé est de 15 ans.
"Film remarquable, graphiquement superbe, bande son percutante, une intensité incroyable, sur un sujet très difficile, un moment très fort. On en ressort secoué." (Jean)
Laurent Le Forestier, comme à son habitude, a permis un décryptage très pointu du film. Il a mené les échanges selon deux axes plus particuliers: le documentaire d'animation, et le titre même "Valse avec Bachir".
I. Synopsis:
Ari Folman, est ramené à des événements traumatisants, le massacre de Sabra et Chatila (Beyrouth, 1982), qu'il a vécu mais qu'il a complètement occulté de sa mémoire.
Réalisateur, israélien, il part alors en quête de souvenirs, de réalité, enchaînant les entretiens qui l'aideront à retrouver la vérité, et la reconstruction.
II. Le documentaire d'animation
Ce film autobiographique est un documentaire réalisé sous forme d'animé. Le documentaire d'animation existait depuis 1918, ("Naufrage du Lusitania", Winsor McCay) mais "Valse avec Bachir" lui permit d'être popularisé, et amené au rang de film d'art.
Sorti en 2008, il était le reflet direct de la Guerre de Gaza de 2008-2009, dite "Opération Plomb Durci". Certains le voyaient comme un acte de résistance, d'autres comme un film de propagande. Il était avant tout le besoin de Ari Folman de témoigner du traumatisme d'une guerre sur les soldats qu'on y envoie. Son besoin de reconstruire le puzzle de sa mémoire à partir de multiples entretiens.
« J’avais simplement effacé cette période de mon présent. » découvrit Ari Folman lorsqu'il entra en analyse pour ne plus être réserviste.
Pour réaliser son film, sa quête, Ari Folman n'a pas été autorisé par tous ses témoins à les filmer, à diffuser ne serait-ce que le son de leurs voix. Les dessiner, oui; donner une image d'eux qui ne leur ressemble pas, oui; transmettre leurs paroles, oui. Ils ont accepté. Comme seulement lui accordent ceux qui n'avaient pas oublié l'horreur. Les autres voulaient fouiller aussi, démêler le faux du vrai, le cauchemar de la réalité, l'hallucination de la vérité. Ils voulaient exorciser. Quelque soit la forme. Ils se livraient, et Ari rendrait compte selon ses choix de réalisateur.
L'animation répondait ainsi à une exigence de certaines de ses sources. Mais elle se révélait aussi le moyen de montrer la valse des tourments dus à un traumatisme. Du cauchemar à la vision hallucinée, du souvenir à la réalité, qu'en est-il? Comment savoir si ce qui nous revient en mémoire n'est pas une construction de notre esprit? Un véritable vertige comme l'accompagne une valse;
« Pour moi c’était la seule façon de raconter cette histoire qui serait forcément surréaliste, puisque toutes les guerres sont surréalistes et absurdes. C’est une histoire de mémoire et de souvenirs enfouis, d’hallucinations, de rêves… Pour moi, il n’y avait pas mieux que le cinéma d’animation. » «Avec "Valse avec Bachir", le documentaire d'animation est porté au rang de film d'art, avec le soutien d'Arte». Ari Folman.
Surréalisme des couleurs, qui jouent souvent sur la bichromie (orange/ noir, bleu/noir, vert/ noir, jaune/noir ); surréalisme des échelles de plans, des proportions, des contrastes de mouvements des personnages les uns par rapport aux autres. On pense aux interventions de Dali dans certains films de Buñuel ou de Hitchcock. Surréalisme d'un état hallucinatoire. Se jumelant à un sentiment de très grande réalité (tressautements lorsque la scène se déroule à bord d'un char...) qui affirme le genre documentaire. Le style d'animation choisi utilise des codes de réalisation filmique, dont on n'a pas à se préoccuper en animation: les jeux de profondeur de champ notamment, les travellings, les trans-trav sont autant de contraintes visuelles avec lesquelles Ari Folman n'aurait pas eu besoin de composer en utilisant le dessin animé. Pourtant, il "filme" avec "ses" dessins comme avec une caméra. La scène d'ouverture avec les chiens en furie est magistrale dans sa composition: enchaînement des plans, variété de leur type, bichromie, rythme de montage haletant. C'est fulgurant. dès les premières secondes, on est bouleversé, terrorisé, tétanisé.
La bande son est également très travaillée. Ari Folman a écrit son scénario en six jours. Isolé dans l'univers rock et martelant de Max Richter. On retrouve la signature du musicien dans cette bande son percutante. Les bruitages sont très évocateurs, très présents. Ils résonnent dans nos têtes, trahissent la moindre présence, envahissent le ciel et la terre de bombardements, de moteurs, de lancements de projectiles... Un des personnages le dit: on attend le bruit de la bombe qui siffle dans les airs, on l'entend plus, plus que son explosion...
Les bandes sonores des entretiens font prendre conscience à quel point le film est un documentaire, et non une fiction. Et les gestes des personnages qui les disent ont plus de réalisme que n'importe quel film en prises de vues réelles aurait pu obtenir de ses comédiens.
Et puis le silence aussi... Le silence des femmes que les trois jeunes soldats voient en sortant de la mer, ce silence qui hurle à la mort sur les images de fin, où la mémoire retrouvée se permet enfin de pleurer.
III. "Valse avec Bachir", titre qui donne à réfléchir:
Le massacre de Sabra et Chatila a été commandité par les milices chrétiennes des phalangistes suite à l'assassinat de leur dirigeant, le président libanais Bachir Gemayel, tout juste élu. Par les phalangistes donc, et par les soldats libanais. La mort de Gemayel, assassiné par un syrien, a été un déclencheur du massacre de ces civils réfugiés.
Les jeunes soldats envoyés sur le front comme Ari à ce moment là sont pris à la fois dans le vertige de la violence d'une guerre, et dans celui d'un climat politique perturbé.
La scène-titre du film lors de laquelle Frenkel, un soldat israélien, se met à tourner avec un MAG et à tirer en toutes directions est forte de sens. C'est une métaphore de la folie des soldats tombés dans un engrenage. On leur a appris à tirer, tirer, tirer, sans réfléchir. Pour tuer. Pour anéantir. Pour défendre. Pour se protéger aussi. Alors ils tirent. Il tire. Le soldat s'en prend à l'absurdité de la guerre. Il tourne et tourne à en perdre la tête. Il tourne, rythmé par les percussions de son arme aveugle. Perte totale de la notion du temps et de l'espace. Comme dans une valse. Une valse comme une sorte de spectacle pervers, un côté cynique, ironique envers Bachir. Les balles n'épargnent pas son portrait. Elles n'épargnent rien ni personne. On dit bien "valser à en perdre la tête"...
"Valse avec Bachir" est un jeu dangereux. Une danse de la vie avec la mort. Le film peut être vu comme une provocation. Un jeu dangereux pour Folman.
Quelqu'un dans la salle fait remarquer que la valse fait référence à Vienne , à l'Autriche et donc que le titre permet un parallèle avec la seconde guerre mondiale, qui, on l'apprend au cours de la quête de Ari, est à l'origine de son amnésie. La guerre du Liban qu'il est en train de "re-vivre" fait remonter en lui des traumatismes de la deuxième guerre mondiale dont ses parents ont été victimes. "Valse avec Bachir", c'est une valse avec la guerre, entre les guerres, un étourdissement de toutes les violences, un vertige, un malaise déchirant réveillé par ce portrait de sang. Le portrait de Bachir. Une danse avec la mort, puisque Bachir est déjà mort. Le soldat a-t-il vraiment dansé avec son arme sur cet espace scénique improvisé, devant des yeux éberlués, des corps tétanisés? C'est ce qu'a vu le journaliste. "Je le vois danser", dit-il à Ari. "Je ne sais pas si ça a duré une seconde ou une éternité." Et l'image nous montre cette scène que le journaliste traverse comme un somnambule. Surréalisme. Séquence réelle ou hallucinée? On est dans la vision subjective de Ari. C'est tout le propos du film. Un documentaire sur la difficulté à vivre avec un traumatisme. Véritable décalage, entre ce qui est dit et montré. Opposition des rythmes. Ambiguïté entre réalité et souvenirs. Force de l'animation.
IV. Ce qu'on entend, et ce qu'on voit, une mémoire en reconstruction.
D'autres séquences montrent le traitement de la mémoire qui "se défile". Et se reconstruit.
Ari revient en permission. Il entre dans un dancing. Ce sont ses souvenirs qui remontent à la surface que l'on voit à l'image: il observe son ancienne petite-amie qu'il voudrait reconquérir. On voit Boaz qui regarde aussi la jeune femme. Dans son souvenir. C'est donc que Ari savait que son ami était amoureux de la même femme que lui. Or, dans l'entretien que l'on entend, il dit ne jamais l'avoir su. Son inconscient le sait, mais sa mémoire a refusé de le retenir. Cette séquence n'aurait pas eu besoin de l'animation pour raisons techniques de rendu onirique. Mais elle y ajoute une dimension hallucinatoire très forte, incontrôlable.
Ari échange avec son ami psychologue. ""Ces fusées, tu les as tirées!" Ari lui répond qu'il ne le sait plus, pourtant on le voit faire. Ici encore, une mise en images permet de montrer ce dont n'ose pas se souvenir Ari. Il a aidé au massacre de Sabra et Chatila, en permettant aux phalangistes chrétiens (dont était Bachir) et aux soldats libanais (dont était Ari) de repérer leurs cibles, des réfugiés palestiniens.
Il est question de responsabilité individuelle. Ari se sent responsable. Dans la position du nazi de la seconde guerre. Et il n'a pas assumé sa responsabilité.
Ces épisodes ont un côté surréaliste et halluciné qui justifiait pleinement le traitement par animation.
V. La mer
Dans la symbolique psychanalytique, la mer représente la peur. La peur ici de tout ce qui est en lien avec la guerre bien sûr, la peur de l'inconnu, notamment, la peur de l'abandon, la peur de la mort...
Ces jeunes hommes sont dans la mer qu'ils ont comme à traverser pour atteindre;;; ne serait-ce que l'âge adulte. Comme tout adolescent. Mais, eux, le connaîtront-ils? Cette mer qui semble calme et dorée est une des peurs les plus insurmontables.
Les jeunes garçons flottent immobiles dans la mer. Comme morts. Ils sortent de la mer. Zombies. Spectres. Morts-vivants. Ils voient des femmes, des mères dont ils s'approchent mais qu'ils n'entendent pas. C'est une séquence qui est reprise plusieurs fois dans le film. Jusqu'au moment où les voix des femmes seront audibles. Leurs voix déchirées s'échapperont de l'image réelle à la fin du film.
Carmi est abandonné par son bateau, peur de l'abandon, et traverse la mer , lutte contre la peur, pour être ensuite sauvé par son équipage. Il a traversé la peur "à bord" d'un corps de femme, immense, d'un bleu hallucinogène.. et trouve un refuge dans le contingent.
Des peurs qui valsent aussi entre la vie et la mort. La valse, encore.
A 19 ans, on s'intéresse à la musique, aux copains, à l'amour. Et soudain on vous somme "tire! tire! tire!", et le bateau chavire.
IV. L'animation, un langage pour des émotions complexes
Ari Folman a retrouvé la mémoire. Une mémoire. qu'il a maillé de celle de 9 autres témoignages. Des images qui se sont livrées, révélées, et qui prennent force de leur effet choral. Qui prennent sens et vérité.
La guerre tue. Des victimes physiques. Mais tue aussi des mémoires, des esprits.
Le documentaire d'animation prend sens.
Notre prochaine séance présentera "Mary et Max" de Adam Elliot, l'histoire d'une relation épistolaire entre une enfant solitaire et disgracieuse et un homme atteint du syndrome d'Asperger. Rencontre de deux solitudes, de deux personnes "différentes". Un autre type de sujet qui se prête si bien à l'animation. Ne le manquez pas!
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