Une séance du cycle "Vengeance" qui a réuni un public de curieux, amateurs de suspense et attirés par la thématique, ainsi que de cinéphiles avertis, venus voir ou revoir avec un réel plaisir ce chef d'œuvre sur grand écran.
L'ambiance humide et glaçante, le talent de Simone Signoret, Véra Clouzot et Paul Meurisse, les scènes en contrepoints portés par des seconds rôles notables, le scénario qui enlise nos certitudes dans le tourbillon d'un siphon insalubre, la fin ouverte, l’hypothèse d'une manipulation encore plus machiavélique que pressentie dès le début du film... tout çela et bien plus encore, c'est du grand art!
Nous tenterons de ne rien révéler qui puisse dévoiler la trame.
Mais nos échanges après la projection nous ont aidé à sortir la tête de l'eau. Faisons le point!
I. Le film
A. A l'origine:
Le film est tiré du roman "Celle qui n'était plus", du tandem Boileau-Narcejac. Son deuxième titre, "Les Diaboliques" sera préféré au premier pour son caractère plus énigmatique, premier artifice "d'inconfort" pour les spectateurs.
Véra lut le roman, à l'injonction de son mari. Elle lui rendit la pareille, afin qu'il le porte à l'écran. Le réalisateur de "La Vérité", "Le Corbeau", "Le Salaire de la Peur", etc. trouverait en le lisant un terrain de jeu tel qu'il les aimait pour malmener les nerfs du public.
Henri-Georges Clouzot s'éloigna quelque peu de la trame de départ. A l'origine, c'est l'épouse d'un représentant de commerce qui est assassinée par son mari, sous l'influence de sa maîtresse, afin que l'assurance-vie de la défunte revienne au couple adultère. "Celle qui n’était plus" se révèle être un thriller psychologique quasi fantastique où les doutes et les remords d’un homme le font sombrer peu à peu dans une solitude inquiétante et lui font sensiblement perdre pied face à la réalité.
Noyée dans les deux histoires, la victime disparait, posant la question de sa mort effective.
Pourtant, la configuration choisie par Clouzot est plus perverse et surprenante: son scénario unit deux femmes dans l'adversité pour mettre fin aux jours de celui qui les fait toutes deux souffrir.
La richesse des retournements nous donne le vertige, jusqu' à la dernière minute. Quel est le véritable mobile? L'argent? L'amour? La haine? La réponse n'est pas si simple.
B. Le genre en question:
On retrouve des caractéristiques du film noir: des personnages ciselés, aux personnalités bien définies, qui se rapprochent au fur et à mesure du film vers une voie sans issue, noyée; une enquête, davantage menée par nous, ou plutôt Clouzot, que par le commissaire en retraite qui apparaît presque à la fin.
Mais les faits étranges inexpliqués, les apparitions-disparitions, les effets visuels, le rôle des enfants ne s'accordent pas avec le ton dramatique des films noirs.
Film policier? L'enquêteur ne résout rien. Est-ce un complice de Mme Delasalle? Un curieux avide de mystères à résoudre? Son apparition semble bien fortuite.
Horreur? Exceptés les yeux révulsés de Michel (Paul Meurisse), qui s'avèrent très rapidement être un stratagème pour effrayer Christina (Véra Clouzot), la peur grandissante est plus liée par des faits inexplicables que par des éléments repoussants.
Thriller psychologique? A n'en pas douter. La directrice est mise à rude épreuve, (et jusqu'où?) . Quant à nous, nous sommes de plus en plus tendus.
Fantastique? Tous les faits étranges finissent par être expliqués... Tous? Non. Le trouble ne nous quittera pas. Et si...?
Ponctué de scènes décalées, voire humoristiques que Michel Serrault (un professeur), Jean Lefèbvre (le soldat ivre), Charles Vanel (le commissaire à la retraite), Noël Roquevert (le locataire râleur), Jean Brochard (le concierge de l'institut) ... servent avec excellence, ce film est inclassable.
C'est aussi ce qui en fait sa force!
C.Côté mise-en-scène
1 Ouverture:
Le générique commence sur une image énigmatique. Gros plan sur une étendue stagnante légèrement mouvante, opaque, tachetée... L'ambiance est donnée. L'eau d'une piscine abandonnée, oubliée...idéale pour noyer les regards.
2 Lieu du crime:
Clouzot transposa l'histoire écrite par Boileau et Narcejac dans une institution privée pour garçons: « Elle me donnerait à la fois une atmosphère sinistre et, grâce aux enfants, un univers un peu féerique. »
Le décor dramatique était choisi. Il fallait trouver le cadre.
Le Château de L'Etang-La-Ville, dans les Yvelines s'y prêterait à merveille. Chargé d'un lourd passé, encore récent, il avait été laissé à l'abandon.
Après avoir servi de caserne à un régiment allemand sous l'occupation, il allait devenir le théâtre du pensionnat Delasalle.
Un pensionnat pas vraiment reluisant, aux grilles multiples, extérieures comme intérieures. Grilles, claustras, cloisons ajourées aux croisillons de confessionnal... Les ombres de parallèles dessinent encore ces barreaux. On n'entre pas au pensionnat. On n'en sort pas. Seuls les fantômes et les criminels s'en échappent, sans que personne ne s'en aperçoive.
3 L'eau:
L'eau est partout. Mais elle ne désaltère pas, elle ne rafraîchit pas. Elle noie.
Au Château, tout s'enfonce dans la vase qui fait disparaître corps, briquet, clé.
Au Château, on roule sur les bateaux de papier, on nourrit les enfants avec du poisson à bas prix, on ordonne leur plongeon dans les eaux troubles.
Mais c'est à Niort que la baignoire se remplit, et se vide.
L'eau bouillonne et éclabousse lorsque Michel se débat, l'eau fait hurler les tuyauteries comme un appel au secours, pour n'être qu'une nuisance insupportable pour les voisins peu curieux. Du bruit, du bruit, du bruit. Le son a son importance dans la mise en scène. Et c'est peut-être pourquoi la musique n'a pas sa place dans le film, hormis dans le générique de début, chorale macabre, et celui de fin, véritable messe des morts. Brrr!
De Niort au pensionnat la malle en osier dégouline, sans pourtant trahir le crime.
4 Un, deux, trois, qui donc restera?
Le corps noyé sera noyé une seconde fois.
Pour disparaître.
Et réapparaître.
Est-il vivant? Est-il mort? Est-ce un fantôme? Un mort-vivant?
Le cœur de Christina résiste. Celui de Nicole s'emballe.
Qu'en est-il vraiment de Michel Delasalle?
Le rythme devient infernal, sans qu'on puisse imaginer le final.
Valse du surnaturel avec la machination froide et pragmatique.
Valse des certitudes, ou des incertitudes.
Dirigée de main de maître par Henri-Georges Clouzot.
5 Distinctions- Prix Louis Delluc en 1954.
- Prix du meilleur film étranger lors des New York Film Critics Circle Awards 1955.
- Prix Edgar Alan Poe du meilleur film étranger en 1956.
II. Anecdotes Conscient que son film tirait une grande partie de sa force du coup de théâtre final, Henri-Georges Clouzot fit passer un carton demandant aux spectateurs de ne rien dévoiler du dénouement à leurs proches pour ne pas gâcher leur plaisir. Il réussit aussi un joli coup marketing en exigeant que les portes des salles soient fermées dès le commencement de la séance.
"Celle qui n'était plus" de Boileau-Narcejac nourrira l'écriture du film de Clouzot, "Les diaboliques", recueil de nouvelles de Barbey D'Aurevilly lui donnera son titre. Un titre sans genre, qui n'identifie personne.
Clouzot souhaitait délibérément se placer sous l'égide de l'écrivain, jusqu'à ouvrir son film par une de ses citations: " Une peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu'elle donne l'horreur des choses qu'elle retrace" . Cette citation des Diaboliques de Jules Barbey d'Aurevilly, en exergue du film, donne le ton des Diaboliques de Clouzot.
Pour les besoins d'une scène clé, on raconte que Clouzot obligea Paul Meurisse à rester une journée entière plongé dans une baignoire d'eau froide. L'eau n'aurait pas été si froide et Paul Meurisse aurait été séché et réchauffé à chaque prise. Mais tout de même, la vie d'acteur n'est pas douce tous les jours!
Les tensions entre Meurisse et Clouzot s'accompagnaient d'une certaine jalousie de l'interprète de Michel Delasalle pour sa partenaire à l'écran. Il trouvait que Véra Clouzot était mauvaise actrice, et le temps que passait Clouzot à soigner les plans où elle apparaissait l'exaspérait. Il n'était peut-être pas le seul...
En regardant bien la photo de classe, on repère un jeune figurant juste derrière Simone Signoret. Il n'est autre que Jean-Philippe Smet, devenu le célèbre Johnny Halliday!
III. L'après "Diaboliques"
D'origine brésilienne, Véra Clouzot n'est apparue que dans trois films, tous signés de son mari. Reconnut pour son tempérament tyrannique avec son équipe, celui-ci se montrait aussi exigeant avec elle qu'avec les autres acteurs, n'hésitant pas à la secouer physiquement, à lui hurler dessus ou à lui faire refaire dix-huit prises d'une scène de quelques secondes.
Elle, dont la santé était aussi fragile que celle de Christina Delasalle, succombera à une crise cardiaque 5 ans plus tard, comme son personnage.
Hitchcock, qui n'avait pas obtenu les droits de "Celle qui n'était plus", demanda une autre source d'inspiration au duo d'écrivains à suspens.
Boileau et Narcejac écrivirent "D'entre les morts". Ainsi naquit "Vertigo".
Il y eut un remake américain, "Diabolique", en 1985, avec Chazz Palminteri dans le rôle de Michel Delasalle, Sharon Stone en place de Simone Signoret, et Isabelle Adjani pour jouer le rôle de Véra Clouzot. Le personnage du commissaire joué par Charles Vanel dans l'original est devenu une femme, interprétée par Kathy Bates. Un casting de haut niveau!
Mais une bonne distribution ne suffit pas. Un bon sujet non plus. Et le film de Jeremiah S. Chechik fut loin d'être une réussite.
Scénario et mise en scène sont les rênes du cinéma.
Ne manquez pas la 5ème et dernière séance du cycle "Vengeance", "Revenge" de Suzanne Bier (2010), jeudi 19 juin , 20h au Cinéma Royal, à Evian!
Merci pour cette analyse. le film sur grand écran est un régal et le débat après la projection a été fécond.
RépondreSupprimerExact !
SupprimerRien ne vaut le grand écran et les fauteuils des salles obscures! Retrouvons-nous à la prochaine séance !
SupprimerMerci à vous de nous suivre! Au plaisir de partager encore lors de la prochaine et dernière séance du cycle Vengeance! Revenge, de Suzanne Bier, jeudi 19 juin au Cinéma Royal à Evian, 20h comme d'habitude!
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